Le Déjeuner sur l'herbe (Le Bain)

Édouard Manet

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Mot clé de l'oeuvre: DéjeunerherbeBain

Présentation générale sur les oeuvres

Le Déjeuner sur l'herbe (Le Bain)
Artiste Édouard Manet
Date 1863
Technique Huile sur toile
Dimensions (H × L) 207 × 2651 cm
Localisation Musée d'Orsay (salle 291), Paris


Le Déjeuner sur l'herbe est un tableau d'Édouard Manet achevé en 1863, d'abord intitulé Le Bain, puis La Partie carrée. Exposé pour la première fois au Salon des refusés le 15 mai 18632, il entra dans le patrimoine public en 1906 grâce à la donation du collectionneur Étienne Moreau-Nélaton3.


La brutalité du style et surtout la juxtaposition d'une femme nue « ordinaire »4, regardant le public, et de deux hommes tout habillés, ont suscité un scandale autant esthétique que moral et des critiques acerbes lorsque l'œuvre a été proposée au Salon. Manet bouscule en effet le bon goût des bourgeois qui visitent les expositions et tue d'une certaine manière la peinture mythologique5. Cette toile peut ainsi être considérée comme la première œuvre de la peinture moderne6.


Au premier plan, est représenté le contenu d'un pique-nique (qui peut passer pour une nature morte) avec des fruits, un pain, des cerises sur un lit de feuilles et un panier de fruits renversé sur les vêtements du modèle, un habit bleu à pois. Une femme nue assise avec désinvolture au milieu du bois, entre deux hommes dandys habillés en costume contemporain, regarde le spectateur avec impudence tandis qu'une autre femme, à peine voilée, se baigne langoureusement7.






    « Le Déjeuner sur l'herbe est la plus grande toile d'Édouard Manet, celle où il a réalisé le rêve que font tous les peintres : mettre des figures de grandeur nature dans un paysage. On sait avec quelle puissance il a vaincu cette difficulté. Il y a là quelques feuillages, quelques troncs d'arbres, et, au fond, une rivière dans laquelle se baigne une femme en chemise ; sur le premier plan, deux jeunes gens sont assis en face d'une seconde femme qui vient de sortir de l'eau et qui sèche sa peau nue au grand air. Cette femme nue a scandalisé le public, qui n'a vu qu'elle dans la toile. Bon Dieu ! quelle indécence : une femme sans le moindre voile entre deux hommes habillés, mais quelle peste se dirent les gens à cette époque ! Le peuple se fit une image d'Édouard Manet comme voyeur. Cela ne s'était jamais vu. Et cette croyance était une grossière erreur, car il y a au musée du Louvre plus de cinquante tableaux dans lesquels se trouvent mêlés des personnages habillés et des personnages nus. Mais personne ne va chercher à se scandaliser au musée du Louvre. La foule s'est bien gardée d'ailleurs de juger Le Déjeuner sur l'herbe comme doit être jugée une véritable œuvre d'art ; elle y a vu seulement des gens qui mangeaient sur l'herbe, au sortir du bain, et elle a cru que l'artiste avait mis une intention obscène et tapageuse dans la disposition du sujet, lorsque l'artiste avait simplement cherché à obtenir des oppositions vives et des masses franches. Les peintres, surtout Édouard Manet, qui est un peintre analyste, n'ont pas cette préoccupation du sujet qui tourmente la foule avant tout ; le sujet pour eux est un prétexte à peindre tandis que pour la foule le sujet seul existe. Ainsi, assurément, la femme nue du Déjeuner sur l’herbe n’est là que pour fournir à l'artiste l'occasion de peindre un peu de chair. Ce qu'il faut voir dans le tableau, ce n’est pas un déjeuner sur l'herbe, c'est le paysage entier, avec ses vigueurs et ses finesses, avec ses premiers plans si larges, si solides, et ses fonds d'une délicatesse si légère ; c'est cette chair ferme modelée à grands pans de lumière, ces étoffes souples et fortes, et surtout cette délicieuse silhouette de femme en chemise qui fait dans le fond, une adorable tache blanche au milieu des feuilles vertes, c’est enfin cet ensemble vaste, plein d'air, ce coin de la nature rendu avec une simplicité si juste, toute cette page admirable dans laquelle un artiste a mis tous les éléments particuliers et rares qui étaient en lui. »
— Émile Zola, Édouard Manet, 1867 et lps 91


Les quatre personnages s'inscrivent dans un triangle, une constante dans l'art classique, alors que les deux hommes forment un triangle renversé, comme dans les compositions pyramidales de la Renaissance8.


Manet appelle familièrement sa toile la Partie carrée, titre repris par la rumeur qui voit dans les deux femmes nues des prostituées9. Le panier renversé, symbole de luxure, confirme que l'interprétation de la toile n'est plus allégorique ou mythologique mais érotique, d'où le scandale à l'époque10. Au premier plan, la femme nue est Victorine Meurent, le modèle le plus fréquemment utilisé par Manet. Au centre, le peintre représente le sculpteur hollandais Ferdinand Leenhoff, frère ou plus probablement fils de Suzanne Manet, née Suzanne Leenhoff, que Manet épousa sur le tard, sans jamais reconnaître sa paternité. L'homme accoudé à demi étendu sur l'herbe est Eugène Manet11. Enfin, la femme se baignant dans l'étang à l'arrière-plan est un modèle bien connu des peintres amis de Manet, Alexandrine-Gabrielle Meley, qui deviendra plus tard Alexandrine Zola.


Le style et la facture du tableau choquent également le public et les critiques : le paysage esquissé (inspiré pourtant de croquis de la propriété familiale des Manet à Gennevilliers) ressemble à un décor fictif, les lois de la perspective sont enfreintes (la femme en arrière-plan devrait être plus petite), les dégradés sont délaissés au profit de contrastes de lumière et de couleurs qui donnent l'impression que les personnages ne sont pas bien intégrés dans la composition artificielle qui laisse apparaître les coups de pinceau12. Cependant, en insérant dans le tableau de nombreuses allusions trompeuses (telle l'irréelle juxtaposition de fruits de saisons différentes), l'artiste rappelle l'illusion de la scène qu'il ne faut pas interpréter au premier degré13.


Manet, tout en refusant par cette allégorie le cloisonnement entre le nu académique et la peinture inspirée de la vie coutumière, fait référence aux thématiques classiques de ses grands maîtres mais les détourne, les transgresse. Ayant perdu tout déférence pour les peintres du passé, il cherche à les éclipser pour caricaturer la sexualité des mœurs bourgeoises de son époque, cachée sous un romantisme apprêté : la Pêche miraculeuse ou la muse porteuse d'eau du Titien devient la baigneuse dont l'attitude peut être interprétée comme une personne prise d'une envie pressante ou une prostituée qui prend de se laver après l'acte sexuel14 ; la grenouille dans le coin gauche en bas de la toile est un nom donné par les étudiants aux prostituées ; la colombe sacrée est remplacée par le bouvreuil qui déploie ses ailes sur la jeune femme en train de se soulager ; le panier renversé est un symbole de la perte d'innocence ; les fruits (pêches, cerises et figues), comme les coquilles d'huîtres (réputées aphrodisiaques) évoquent une métaphore érotique qui, associée à la nudité impudique (non cadrée par la convention allégorique ou mythologique qui, traditionnellement, autorisait les nudités dans le contexte de la peinture d'histoire) sont une véritable provocation et une atteinte aux bonnes mœurs15.


Antonin Proust cite les propos de Manet qui conçut l'idée de son tableau en contemplant des baigneuses sortir de l'eau à Argenteuil : « il paraît qu'il faut que je fasse un nu. Eh bien je vais leur en faire, un nu »16. Le peintre réalise alors une toile dans son atelier avec laquelle il tient à scandaliser tout en s'inspirant de sources classiques pour « aider le spectateur à identifier la référence à une iconographie aussi respectable que connue et illustrant un choix moral »17.


Manet souhaite donner ainsi une version moderne du Concert champêtre (1508-1509) du peintre de la Renaissance Titien (œuvre précédemment attribuée à son maître Giorgione)18.


On reconnaît encore mieux dans cette scène un détail (coin inférieur droit) d'une fresque de Vasari, le Jugement de Pâris, du même Vasari, qui fut l'objet de l'une des premières gravures produites à des fins commerciales pour être vendue comme "reproduction" de l'œuvre initiale et que Manet eut très certainement entre les mains. La scène représente des personnages strictement identiques dans leur pose et leurs accessoires (sauf bien entendu le costume) à ceux du Déjeuner sur l'herbe. Même l'étang en arrière-plan est présent. Seul manque le personnage de la baigneuse.


Dans cette allégorie de Poésie, on voit deux femmes nues (Calliope et Polymnie, Muses de la poésie épique et lyrique) en compagnie de deux jeunes hommes bien habillés, l'un d'eux jouant du luth. La scène se situe dans un paysage arcadien. Manet a repris ce thème avec des personnages modernes, présentant la scène comme un « pique-nique en forêt », détente favorite des citadins le week-end. Le Déjeuner est en fait un manifeste d'une nouvelle façon de peindre et, en effet, d'une nouvelle conception de l'art et de la relation entre l'art et son public.


La composition, d'un autre côté, est dérivée d'une scène avec des dieux de la rivière dans une gravure (1514-1518) de Marcantonio Raimondi d'après un dessin de Raphaël), Le Jugement de Pâris. Toutefois, en ajoutant une femme (disproportionnée) qui se baigne à l'arrière-plan (baigneuse pudiquement voilée dans le respect des traditions), Manet rompt l'harmonie de cet exemple.


La représentation de deux couples qui se reposent dans un parc ou dans un décor similaire était un sujet classique dans la peinture galante, tel qu'illustré dans La Partie carrée (1713) d'Antoine Watteau. James Tissot, contemporain et ami de Manet, a peint sa propre version du thème en 1870.


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Rejetée par le jury du Salon de 1863, cette oeuvre est exposée par Manet sous le titre Le Bain au "Salon des Refusés" accordé cette année là par Napoléon III. Elle en constitua la principale attraction, objet de moqueries et source de scandale.


Pourtant, Manet revendique dans Le déjeuner sur l'herbe l'héritage des maîtres anciens et s'inspire de deux oeuvres du Louvre. Le Concert champêtre du Titien, alors attribué à Giorgione, fournit le sujet, tandis que la disposition du groupe central s'inspire d'une gravure d'après Raphaël : Le jugement de Pâris. Mais dans Le déjeuner sur l'herbe, la présence d'une femme nue au milieu d'hommes habillés n'est justifiée par aucun prétexte mythologique ou allégorique. La modernité des personnages rend obscène, aux yeux de ses contemporains, cette scène presque irréelle. Manet s'en amusait d'ailleurs, surnommant son tableau "La partie carrée".


Le style et la facture choquèrent presque autant que le sujet. Manet abandonne les habituels dégradés pour livrer des contrastes brutaux entre ombre et lumière. Aussi, lui est-il reprochée sa "manie de voir par taches". Les personnages ne semblent pas parfaitement intégrés dans ce décor de sous-bois davantage esquissé que peint, où la perspective est ignorée et la profondeur absente. Avec Le déjeuner sur l'herbe, Manet ne respecte aucune des conventions admises, mais impose une liberté nouvelle par rapport au sujet et aux modes traditionnels de représentation.


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Voilà une œuvre qui a bouleversé le monde de l'art, jusque-là encore engoncé dans l'académisme. Présenté au Salon des Refusés de 1863, 'Le Déjeuner sur l'herbe' provoque le scandale, tant pour son propos que pour sa facture. Avec cette scène champêtre, Manet fait un pied de nez aux goûts de son époque (dominée par un érotisme pompier) et réussit à choquer avec la chose la plus banale qui soit en peinture : un nu féminin. Car son nu à lui, Manet le place entre deux hommes en costume contemporain, ôtant du même coup toute possibilité d'interprétation allégorique ou mythologique. Le regard insistant que la femme porte sur le spectateur, impudique et frondeur, ne laisse pas de place au doute : on parle ici de sexe. Et si l'on rechignait encore, le panier de fruits renversé suggère bien que l'on n'a pas consommé que des cerises pendant ce pique-nique à l'ombre des arbres.


A la fois paysage, scène quotidienne et nature morte, 'Le Déjeuner sur l'herbe', inspiré par Titien et Raphaël, insiste pour s'inscrire dans la continuité d'une longue tradition. Mais il détourne aussi les codes avec beaucoup d'ironie. Rien que les dimensions de la toile (208 x 264,5 cm) seront reprochées à Manet : habituellement réservé à des sujets historiques, ce format est ici appliqué à une situation quotidienne, qui plus est à la morale douteuse. Quant à la peinture en elle-même, elle ne cesse de jouer sur la dissonance : le paysage, juste esquissé, sans profondeur, ressemble à un décor artificiel. Les dégradés sont délaissés au profit de contrastes marqués entre ombre et lumière qui donnent l'impression que les personnages, cadrés de travers, ne sont pas bien intégrés dans la composition. L'harmonie si prisée par l'académisme est brutalement mise à mal, certains voyant même dans cet étrange déjeuner une préfiguration du montage ou du collage.


Manet signe donc une œuvre provocante en forme de manifeste, qui sera maintes fois citée, copiée et parodiée (par Monet, Picasso, Alain Jacquet, John Seward Johnson, Yue Minjun ou le groupe Bow Wow Wow entre autres). Sans doute le premier tableau moderne.