Danse à la ville

Pierre-Auguste Renoir

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Mot clé de l'oeuvre: Danseville

Présentation générale sur les oeuvres

Danse à la ville
Pierre-Auguste Renoir
1883
toile , peinture à l'huile
180 x 90 cm
Musée d'Orsay, Paris


Il s'agit du pendant de la Danse à la campagne, entré au Jeu de Paume en 1979 ; la même année Renoir avait peint la Danse à Bougival (Museum of Fine Arts à Boston). Ces trois tableaux furent sans doute commandés par Durand-Ruel. Le modèle masculin est un ami de Renoir, Paul Lhote, et la jeune femme Suzanne Valadon.


Au XIXe siècle, le bal fait partie, selon des modalités variées, des loisirs de toutes les couches de la population. En automne et en hiver, la saison mondaine est rythmée par un certain nombre de bals privés, réservés à la haute société, dont la fonction la plus importante est la préparation des alliances matrimoniales. Ouverts à tous (mais payants), les bals publics apparaissent à Paris sous le Directoire et regroupent salles d’hiver et jardins d’été. Le phénomène connaît son apogée sous la monarchie de Juillet ; dans les jardins installés pour la plupart aux Champs-Élysées – comme le bal Mabille – triomphent la valse, la polka et la mazurka. La décadence des bals publics à partir du Second Empire est contemporaine de l’essor des guinguettes le long de la Seine et de la Marne. Alors que les anciennes guinguettes établies aux barrières de Paris disparaissent, des bourgades comme Charenton, Suresnes ou Chatou (avec la célèbre maison Fournaise immortalisée par Renoir) accueillent dans leurs buvettes dansantes une clientèle parisienne venue goûter aux joies d’une nature plus ou moins factice. Dans ces lieux, bientôt appelés « bals musettes », apparaissent après 1900 de nouvelles danses importées de l’étranger : boston, matchiche, cake-walk. La danse s’impose ainsi comme un loisir pratiqué par tous. L’étudiant qui va « guincher » avec une grisette dans un bal de quartier, le fonctionnaire que sa carrière oblige à se rendre avec son épouse au bal de la préfecture, la jeune fille qui fait ses débuts lors d’un bal donné au faubourg Saint-Germain : tous participent à cette « dansomanie » observée par les contemporains.


Les personnages peints par Renoir et par Roll appartiennent au même monde, malgré les apparences. En effet, La Danse à la campagne n’est pas une scène populaire. Conçus comme un diptyque, les deux tableaux de Renoir sont les deux faces d’une même réalité sociale, comme le suggèrent mieux leurs titres primitifs : Danse à Paris et Danse à Chatou (en 1883 à la galerie Durand-Ruel), Danse l’hiver et Danse l’été (en 1886 lors d’une exposition à Bruxelles). C’est bien le même danseur (Paul Lhote, un ami du peintre ayant posé pour l’une et l’autre toiles) qui est deux fois mis en scène – dans un cas portant la traditionnelle tenue de soirée (habit noir et gants blancs) et dans l’autre un simple veston et un pantalon bleus. Sa partenaire à Chatou est peut-être une demi-mondaine ou une jeune fille de la campagne. Sa robe longue à volant, son chapeau rouge à brides et ses gants à manchettes jaunes n’aident guère à la situer socialement. Mais l’expression spontanée de joie qui se lit sur son visage tourné vers le spectateur fait supposer qu’elle se livre franchement au plaisir de la danse. Le coin de table avec ses restes de repas à l’arrière-plan tout comme le canotier de paille qui a roulé à terre suggèrent en outre un joyeux laisser-aller et un oubli des convenances que le danseur ne saurait s’autoriser, pour sa part, qu’exceptionnellement. La Danse à la ville, au contraire, montre le même personnage dans une posture bien plus guindée. Les marronniers de Chatou ont laissé place aux plantes vertes, la terrasse à balustrade est remplacée par une salle de bal en marbre. La seconde partenaire du danseur porte une robe de soirée à traîne et ses cheveux sont relevés en un élégant chignon qu’orne une fleur. Un critique remarque, en 1892 : « L’orchestre, qui sait la froideur des plaisirs mondains, ralentit la mesure et le couple circule paresseusement. Nulle animation, nulle fringale de plaisir en cette physionomie. » On peut imaginer que le tableau de Roll montre la même jeune femme quelques heures plus tard, de retour chez elle au petit matin. Secondée par sa bonne, elle délace son corset. La connotation érotique que pourrait avoir ce geste est atténuée par la mélancolie qui se dégage de la scène, comme si, dépouillée de sa parure mondaine, l’héroïne de Roll était renvoyée à une douloureuse solitude.


Élève de Gérôme et de Bonnat, Alfred Roll n’est pas pour autant un peintre académique et conventionnel ; comme les impressionnistes, il trouve de grands attraits aux scènes de la vie moderne. Aussi Retour du bal peut-il être légitimement placé à côté de La Danse à la ville et de La Danse à la campagne qui comptent pourtant parmi les toiles les plus célèbres de Renoir. Les trois tableaux ont du reste la particularité de présenter des personnages peints en pied et grandeur nature qui s’imposent avec force au spectateur. Renoir et Roll semblent rechercher dans le thème du bal comme une transposition du rythme nouveau imposé aux Français par la modernisation que connaît le pays à partir des années 1850. Tandis que le développement du chemin de fer rend possible la découverte de la vitesse, le bal apparaît comme la métaphore d’une société en perpétuel mouvement et où chacun est condamné à tourner dans le cercle qui lui est assigné. Quand ce mouvement s’arrête, comme dans le tableau de Roll, il semble ne pouvoir déboucher que sur l’ennui et sur le vide – en l’occurrence la vue grise que reflète le miroir face auquel elle se déshabille. Alors que la danse telle qu’elle se pratique à Chatou permet encore l’expression d’une vraie joie de vivre, le bal mondain n’est qu’un rite social où, malgré leur enlacement, les danseurs paraissent s’ignorer.